Encore des histoires


DOMINIQUE
 
Frédéric n’attendait pas du ciel qu’à son réveil sous ces arbres étiques l’herbe soit sèche. Mais la rosée avait semble-t-il été plus forte que prévu. Ou ce rond-point était une véritable éponge, ou bien merde, ça dépassait l’entendement. Il tordit le cou, et remarqua son frère, rapproché durant la nuit. Il observa, perplexe, ce long corps, caressa l’herbe de la main, porta sa paume à son nez. Il hocha la tête, acquiesçant à sa propre pensée, souffla de dépit, plia la jambe, celle collée à Dominique, et courba le dos jusqu’à pouvoir flairer son jean. Tout s’expliquait. Il n’interrompit pas le sommeil de son frère, se leva, tira de nouveaux vêtements de son sac, se changea. Il en était aux chaussures quand il sentit l’insistance d’un regard dans son dos. Frédéric se retourna. Toujours allongé, son frère s’étirait, frissonnant. Mais dans les bras du jour il reprit aussitôt sa position fœtale, rabattant ses paupières jaunes aux commissures miellées par les rêves. Dépité, Frédéric sortit une bouteille d’eau d’un sac plastique, en but une longue rasade, zieutant nerveusement son frère. Puis il coinça la bouteille entre ses cuisses et s’aspergea les mains sous la fontaine qu’il générait par un mouvement des genoux, les porta à son visage, frotta.
« Debout, feignasse ! Et mon Dieu, pitié, change-toi. On a de la route. » Aucune réaction. Dominique était un bloc de silence inerte. Dormait-il ? Frédéric se sécha avec une serviette, fit descendre une nouvelle gorgée, et d’un geste nonchalant, envoya gicler de l’eau sur la joue tournée vers le ciel de son frère. Celui-ci bondit. « Putain, putain, t’es con ! Con, oui, t’es con ! j’suis tout mouillé maintenant ! » Frédéric sourit :  « Maintenant est de trop, je crois. » Son petit frère, du bas de ses dix-huit ans, le fixait avec dans ses yeux noirs une colère liquide. « Merci du cadeau. Si tu veux qu’une caisse nous prenne, je te conseille d’enfiler d’autres frusques. » Dominique éberlué, regarda autour de lui. Derrière des buissons bas, les encerclant, des voitures, encore rares, tournaient de tous côtés en ronronnant. Au loin, le ciel bleuissait. Les stocks de planches d’une entreprise de palettes éblouissaient. Le soleil était pourtant encore invisible.
« J’vais pas m’défroquer ici, ça va pas la tête ! Et pourquoi j’ferais ça ?
- Pourquoi ? Parce que tu pues, tu schlingues, tu fouettes ! Tu pouvais pas te lever ?
- J’AI PAS PISSÉ !
- Et comment t’as fait pour tremper ton jean ?
- C’est la rosace !
- Elle a bon dos la rosace, comme tu dis. Elle a même pas trempé les sacs. Pourquoi pas un chien errant aussi, et qu’aurait pissé qu’sur nous ! »
Dominique gardait la bouche ouverte mais plus un son n’en sortait, il demeurait pétrifié dans sa colère. Il finit néanmoins, levé, par endosser son sac, cédant aux injonctions agacées de son aîné, lequel, pour l’encourager, lui affirmait que tout ça n’était pas si grave, et qu’il serait tout à fait isolé, à l’écart entre deux allées de palettes, là-bas, en face. Ça ferait l’affaire. Alors les deux frères traversèrent la voie express pour gagner l’autre rive de la zone. « De toute façon, c’est de ce côté-ci qu’on doit se placer pour repartir. » Mais Dominique jeta son sac à terre, cala ses maigres fesses dessus. Frédéric, dans un effort suprême, conserva son calme. « Comme tu veux. J’te laisse là sinon. » Épouvanté, l’autre se mit à éructer des sons gutturaux, shootant dans tous les éclats de bois qui cernaient son siège mou.
« Non mais tu déconnes, hein ? tu déconnes, ouais ! T’es pas bien là-d’dans, faut t’soigner, hein ! Tu vas voir, ouais, quand j’vais dire ça à Maman ! Et à mon père, tiens ! Et là, on verra si tu fais encore l’malin !
- Pas d’problème. T’as plus qu’à trouver un téléphone. »
Dominique, prenant conscience de la réalité et soudain horrifié par sa situation – première solitude – s’adoucit d’un coup, et obéit, passa le grillage de l’usine.
Frédéric alluma une cigarette, attendit. Au loin, on entendait une vague discussion criée, quelques ordres diffus, une scie circulaire, des coups de marteau. Des voitures passaient, lentement, avec toujours à leur bord un visage tourné dans sa direction. Dans sa chair une sensation régénératrice l’apaisait. La fatigue de la route et d’une mauvaise nuit, glaciale, les rayons faiblards sur sa peau d’un soleil à peine monté, les premières bouffées de cigarette, tout ça se brassait en lui jusqu’à l’étourdir. C’était agréable.
« Tu t’en sors ? » Pas de réponse. « Grouille un peu, merde ! Y a plein d’caisses et je préférerais que tu sois là pour tendre le pouce ! » D’entre les planches un ronchonnement lui parvint, suivi d’un bruit de fermeture éclair. Dominique apparut. Son sac aussitôt décrit un arc au-dessus du grillage, et souleva, s’écrasant au pied de son frère, un petit nuage. Frédéric toussa légèrement. Dominique franchit à son tour la clôture, jurant dix fois au passage. Frédéric sourit. « Enfin » pensa-t-il, comme libéré d’un poids. Mais pas longtemps : les cuisses de son frère semblaient s’être musclées en l’espace de quelques minutes. « C’est quoi, ça ? » La figure de Dominique, fière un instant auparavant, se referma. « Ben quoi, j’me suis changé, comme tu m’as demandé. » Frédéric touche une jambe de son frère, serre d’un coup les dents.
« PUTAIN DE MERDE ! C’EST PAS VRAI ? JE RÊVE OU T’ES AUSSI CON QUE ÇA ?
- Bah quoi ? c’est mon autre jean » chevrota Dominique. Frédéric, de ses gros yeux, le dévisageait. Il contenait ses nerfs. Et ses nerfs contenaient ses larmes. Une nanoseconde, la figure de leur mère lui apparut. Et articulant parfaitement avec un calme affecté chaque syllabe, les mains jointes : « Pardonne-moi, tout est ma faute. C’est vrai, j’ai omis de te préciser de retirer le froc sale avant d’enfiler le propre. Je sais, je suis coupable : j’ai sous-estimé ta débilité. » Et il part d’un rire sec, crispé. Une voiture s’arrête.
Leur discorde rompue, les deux frères, en suspens, fixent la vitre côté passager qui descend. Un gros visage, impeccablement rasé, sourire frais, la quarantaine, surgit. « Vous allez où ? » La voiture avait l’air confortable, et le soleil dominait maintenant l’usine. Tout cela semblait de bon augure. « Ça craint pour son pif, mais la route avant tout ! » pensa Frédéric pendant que son corps répondait : « Sur la côte. » « Allez, montez ! J’ai justement un rendez-vous dans le coin. » Frédéric hésitait tout de même encore à accepter. Dominique, son sac jeté sur l’épaule, avançait déjà vers la portière arrière, qu’il ouvrit. « Cool ! » dit-il, s’asseyant. « Pas de problème, les gars, c’est là que je vais. » Échange de sourires. Frédéric cède. De toute façon, il était trop tard pour changer d’avis.
Il faisait doux dans cette belle voiture. Un parfum léger, boisé flottait dans l’air. Frédéric se dit que ça ne durerait pas.
Le type voulait apparemment écouter la fin des infos avant de reprendre la route. Un doigt posé en travers de ses épaisses lèvres, toujours souriantes, leur avait indiqué de se taire. Et sa large face, maintenant, tout entière arrêtée dans cet effort d’attention, paraissait morte.
Une femme parlait. Des disparitions dans trois départements voisins. Une berline sombre immatriculée dans la Mayenne – peut-être une Citroën – avait été aperçue à l’entrée du bled. À chaque fois. Et puis un jeune gars avait à chaque fois disparu. La journaliste donnait ensuite un numéro de téléphone. Puis la voix d’un homme annonça : « Sport ! » et se mit à psalmodier des résultats de foot et de tennis. Le type tourna le bouton. « Voilà ! » Il fixa d’un regard vif ses jeunes passagers, exhibant à nouveau ses dents. Elles n’étaient plus tout aussi blanches, remarqua Frédéric. « On est partis ! Vos ceintures sont bouclées ? » Oui. Elles l’étaient. Hochant la tête de contentement, l’homme fit rebondir sa chevelure, drue et d’un brun particulièrement luisant. Le soleil aveuglait l’habitacle. Une voiture les dépassa, au ralenti. La passagère, les observant, ouvrit d’un coup la bouche, sembla annoncer une mauvaise nouvelle à son chauffeur. Le leur s’engagea à leurs trousses.
Les premiers kilomètres tournèrent autour des habituels présentations et des atouts d’un voyage léger. La chaleur envahissait peu à peu l’automobile. Et le sylvestre parfum s’effaçait au profit d’une odeur plus âcre. Frédéric plissa les yeux, vérifiant encore, et discrètement, du bout des narines. Un doute subsistait. Après tout, André – prénom qui ne seyait guère à leur homme – n’avait jusqu’ici rien remarqué. Du moins il n’en disait rien. Frédéric avait évidemment encore en mémoire cette histoire de froc pisseux. Il l’avait, pour ainsi dire, dans le nez. Et il se pouvait par conséquent qu’un mirage olfactif ne soit finalement que le précipité d’une rancœur mal dissoute.
Il jeta un œil au rétroviseur extérieur et contempla son frère. Pionçant. La peau de son visage d’ange, béant au ciel, ensoleillée sur la tablette arrière, graissait. À sa vue Frédéric se sentit soudain piqué de honte. À cause qu’il ne le défendait pas, lui son propre sang. Il le dénigrait, lui préférant l’appui chimérique d’un étranger. Le terme « trahison » lui vint à l’esprit. Et puis ces choses qu’il avait dites à leur mère, avant le grand départ : « Je te le ramène dans une semaine. T’inquiète pas, ça marchera. Tu sais, Maman, son univers ne peut pas indéfiniment se résumer à dix personnes et trois maisons. Toi, son damné père, quelques frangins, deux ou trois potes. » Anxieuse à l’idée de cette aventure, elle avait dévisagé son aîné, absenté longtemps, et que la vie lui rendait depuis peu, avec ces promesses qu’il lui avait faites, comme quoi son existence serait meilleure aujourd’hui, plus simple parce qu’il l’aiderait maintenant qu’elle se retrouvait seule avec ses frères. Elle lui avait tendu un peu d’argent, qu’il avait pris, impuissant à le refuser, et elle avait dit ces simples mots, gorgés d’une sagesse qu’il n’entrevoyait qu’alors : « Je l’ai mis au monde, et son père ne faisait que le frapper. Ne te fais pas d’illusions. N’aggrave pas son cas. » « J’ferai gaffe, t’inquiète. » Ils s’embrassèrent. « C’est bien de vouloir m’aider. Mais tu viens d’ailleurs. Tu es nouveau ici. » Ses yeux brillèrent. Elle referma la porte.
« Votre ami dort. Vous avez fait la fête, hier ? » Frédéric ouvrit les yeux.  « Oh, excusez-moi, vous aussi ? » « Non, je pensais, au chemin, à la route. » André déboutonna d’une grosse main rose le col de sa chemise blanche, libérant un foulard bleu dragée. « Ça commence à taper » souffla-t-il. Et il sourit à son pare-brise.
« C’est mon frère » lança Frédéric, le son de sa voix le surprenant lui-même. Tout à coup, le quadragénaire, devenu quasi surnaturellement enthousiaste à cette révélation, mitrailla Frédéric de questions sur les rapports que pouvaient entretenir les deux frères.
Mot après mot, les réponses que lui donnait Frédéric refroidissaient l’étrange et incongrue ferveur d’André.
D’abord, Dominique et Frédéric n’étaient qu’à moitié frères. Ils n’avaient que leur mère en commun. Le père de Dominique, une vraie gueule de taulard, l’avait battu toute sa vie, du moins jusqu’à ce que leur mère, qu’également il cognait, redoublant les coups parce qu’elle les lui rendait, un jour le jette et balance toutes ses fringues sur la pelouse de sa maîtresse. Le père de Frédéric lui aussi atteignait son enfant. Mentalement. L’un était le souffre-douleur d’une frustration bornée, le second le bouc émissaire traumatique de la mort subite d’une sœur. Depuis deux années, Frédéric avait fait ses adieux au père, revoyait depuis peu sa mère, de l’existence de laquelle il s’était retiré durant huit ans. Dominique n’avait jamais passé la ceinture suburbaine du giron maternel. Maman touchait pour Dominique des aides et s’irritait du fantasme de vivre d’écrire de Frédéric. Dominique parfois étonnait par un éclair lucide Frédéric, lequel était perclus le plus souvent dans ce que son esprit suppurait d’abîme. Ils étaient chacun l’ombre de l’autre. Leurs contrastes étaient contraires, mais ils ne juraient pas. Dominique était âgé de dix-huit ans. Exacte moyenne d’un cerveau qui n’en comptabilisait que six et d’un corps qui en paraissait trente. Frédéric, lui, avait la chair faible et soumise à l’esprit. Parfaitement tête-bêche, leurs prédispositions s’accordaient au final avec un ton identique. Ils étaient bel et bien frères.
L’odeur d’urine s’élevait au rythme du soleil, se renforçait. André fronça le nez, toisa les champs sur sa gauche. Frédéric remonta la vitre qu’il avait ouverte au village précédent. « C’est sûrement le lisier. » Il était évident que ça ne sentait pas le lisier. Frédéric se dit que le type devait bien le savoir. Bien sûr le type n’allait pas lui balancer tout de go : « Hé mec, ton frangin pue la pisse ! » Pour cette raison Frédéric ajouta quelques notes à leur biographie. Dominique faisait son premier voyage. Mais ça l’angoissait d’être si loin de maman. C’était pour ça sans doute qu’il avait du mal à se contrôler. Parfois. Il se rassurait à sa façon. Il était clair que ça posait quelques petits problèmes à l’occasion. André compatissait. Effectivement ça ne devait pas être facile. Frédéric devait être bien miséricordieux. Cela fit rire Frédéric, au bord du malaise. Non. Il n’était pas de ce genre-là. André fendit ses joues blanches et grasses d’un sourire presque mystique, tapotant les chevrons argentés du volant avec ses pouces. Frédéric demeura un instant saisi à la vue de ces deux petits v renversés. Un frisson le parcourut. Dominique émit un petit grognement et sa tête roula dans une nouvelle position. « Pas étonnant qu’il dorme à poings fermés. Une sacrée nuit, pour lui. » Silence. Frédéric ne comprenait pas comment il avait pu lâcher autant d’informations à cet inconnu. Il devait souffrir d’incontinence lui aussi. Verbale, la sienne. L’ombre d’un sourire comme un papillon sur sa joue. Mais non. Ne pas sourire. « Il dormira mieux ce soir. » André tourna son large visage livide. Des petits yeux noirs, perçants comme ceux d’un rat, semblaient vouloir entrer de force en Frédéric. Il n’avait pas remarqué ces yeux auparavant. Son cœur se serra. « Pas sûr. Ça dépendra plutôt de votre chance. Non ? » Frédéric opina du chef. Une appréhension soudaine s’épandait dans l’habitacle. Elle semblait émaner du corps même d’André. Il fixait la route. Sévèrement. Avec ce regard qu’il avait eu, écoutant la radio. Un regard mort. Comme par enchantement, à cette pensée de Frédéric, il tourna le bouton. La météo. La journée serait belle. Des températures supérieures à la normale saisonnière. Mais quelques orages tout de même. Sur le littoral. Dans le nord-ouest du pays. Des annonces d’émissions suivirent.
« Vous savez, vous risquez de passer encore une nuit à la belle étoile. » Ces paroles sortaient d’un masque. Machinalement. « Vous seriez mieux sous un toit. Au cas où ça ne marche pas. Vous savez, j’ai de la place chez moi sinon. Deux chambres d’ami. » Le bruit du moteur. La route. Des panneaux. Des champs. À perte de vue. « Vous n’aviez pas rendez-vous ? » André émit un son qui n’était ni les prémisses d’un rire ni la rétention d’une toux. Frédéric sentait son sang s’épaissir, ralentir dans ses veines. Il se rappela tout. Agrégea les éléments. La grosse voiture qui s’arrête sans qu’ils aient commencé le stop. Les infos. Le regard de la femme. Les chevrons.
« Oui, avec un entrepreneur. Pour évaluer d’éventuelles rénovations. C’est une résidence secondaire et je n’ai pas l’occasion d’y mettre souvent les pieds. Le travail. » Frédéric aurait voulu qu’à cet instant son frère se réveille. Il n’était pas très dégourdi. Non. C’est le moins qu’on puisse dire. Mais il était plus fort que lui. Plus vigoureux. Et savait cogner. Il pourrait les défendre. Et avec l’acharnement d’une lionne pour ses petits. Une fois, le patron de leur mère, serveuse dans un routier, l’avait insultée. Dominique, l’apprenant, avait déboulé en furie chez le taulier, ravageant tout sur son passage et dans le restaurant. Les gendarmes étaient intervenus une fois de plus. Frédéric aurait aimé fonctionner comme ça. Moins réfléchir. Pas toujours. Mais des fois. Il se laissait marcher sur les pieds. Trop souvent. Justifiant chaque fois son pitoyable comportement par une posture résignée. Philosophie, mon cul ! Il toussa très fort, le regard rivé sur l’image dans le rétroviseur. Son frère s’agita, mais ne bougea pas un cil. « Nous n’avons pas de temps à perdre. La pluie lui fera du bien. » Le type se mit alors à rire. D’un rire franc. « Je vois. » Il changea de fréquence.
Une pièce, semble-t-il de Liszt, s’achevait, suivie immédiatement du Requiem de Fauré. Cette musique berça Frédéric. Sa suspicion retomba sur lui. Il savait de toute façon son imagination paranoïde. L’orchestre fit ouvrir les yeux à son frère, qu’il frotta de ses mains fortes à la manière d’un enfant. Les vingt derniers kilomètres furent avalés sans un mot.
« Je vais vous laisser là-bas, au prochain rond-point. » « Parfait. » Dominique et Frédéric débouclèrent leurs ceintures et saisirent leurs sacs. « Vous êtes toujours décidés à continuer ? La proposition tient toujours. » Frédéric secoua la tête, grimaçant un peu, pour s’excuser. « C’est gentil, mais ça ira. On nous attend. Merci pour le bout de chemin. » La voiture s’arrêta. Dominique sortit sans un mot. Frédéric remercia encore André. Les portières claquées, celui-ci fit une dernière fois rebondir sa chevelure de jais, leva la main, sourit, et démarra dans un léger crissement de pneus.
Frédéric prit dans son sac la bouteille d’eau, but un peu, la tendit à son jeune frère qui s’étirait en baillant sous le plein soleil. C’est alors qu’ils aperçurent la voiture. Elle revenait vers eux. Passa. Anthracite. Son conducteur fixait la route. Avec la figure impavide d’une marionnette. Frédéric, se demandant si sa frayeur ne le rendait pas dyslexique, questionna Dominique au sujet de la plaque. « C’était un cinquante-trois ou un trente-cinq ? » Dominique répondit qu’il n’en savait rien, qu’il n’avait pas fait gaffe, « mais que c’était une sacrée caisse, putain ! »
Et puis Dominique commença à geindre. « Écoute mon ventre ! » A l’entendre il avait l’estomac dans les pompes. Frédéric inspecta le périmètre. D’un côté, de l’autre, la route piquetée d’autos. Derrière elle, quelques vieilles enseignes agricoles oxydées, des hangars branlants attiraient tout de même une voiture de temps en temps sur leur parking poussiéreux et flanqué de terres cultivées. Dans leur dos, un reste de fortifications, un haut mur, aux pierres tordues et soudées par le lierre, longeait une rue infinie jusqu’à une lointaine colline résidentielle. Une église leur faisait signe, là-haut, discrètement. Des mouettes nerveuses tournoyaient autour de son clocher. L’écho de leurs cris. En dépit des gaz d’échappement, du fumet des lisiers, Frédéric pouvait déjà sentir l’odeur entêtante de la mer. Les algues. L’iode. Et qui sait, peut-être qu’au pied du saint édifice l’océan paraderait ? Frédéric tira son frère par le sac et lui indiqua d’un mouvement de tête la direction à suivre. « Il y aura sûrement une épicerie ou une boulangerie là-haut. Qui dit église dit pain. Dans tous les cas, la vue sera meilleure du sommet. Et au pire il y aura des gens du coin. » Dominique expédia un crachat hargneux sur la route, deux ou trois jurons sur la rudesse de la côte, et subitement, docile comme un âne, d’une allure de sherpa, devança son frère. Frédéric s’engagea à sa suite. Durant toute la montée, laquelle leur prit une bonne demi-heure, l’aîné observa son jeune frère fendre l’air épais, asphyxiant du presque midi. Ses longues jambes, déjà maigres, devaient encore fondre sous la double épaisseur de jean. Et sa peau rougir au contact corrosif de la toile et de la pisse. Mais ça ne saturait plus l’atmosphère, n’agressait plus l’odorat. La flétrissure de l’aube serait définitivement évaporée pour midi. Frédéric fixait des yeux le bitume sous ses pieds, soufflant, ne pensant plus. L’ombre de son frère lui faisait un bien fou.
« Supermarché ! » cria Dominique comme la vigie annonce la terre de sa hune. Au faîte du chemin, et pour la première fois depuis leur départ, les deux frères se renvoyaient un sourire, enfin, et généreux, franc, et qui disait : « Heureux d’être ici » Pour ne rien gâcher, Frédéric remarqua un charmant petit parc sur leur gauche, avec une cabine téléphonique et des fleurs jaunes et mauves le long des allées, où ils pourraient idylliquement déjeuner. Dominique crevait de faim mais il attendit que son frère le précède pour entrer dans le libre-service.
Dominique, à peine à l’intérieur, s’arrêta net, médusé devant le rayon des gâteaux apéro. Chacune de ses mains se saisit en urgence d’un paquet. « Écoute, Dominique, je ne pense pas que nous ayons besoin de ce genre de conneries. On va plutôt prendre le strict minimum. Du pain, du jambon. De l’eau. » Dominique, comme pris en flagrant délit d’immoralité, se mit à faire trembler ses lèvres. « Mais moi j’ai faim ! » Dans sa voix, dans ses yeux, il pleurait presque. « Désolé, mais tes trucs là, c’est de la merde. Ça remplit que dalle. Et puis on devra peut-être tenir un jour ou deux avec ce qui nous reste. Alors pas de dépenses débiles, OK ? » Dominique balança ses convoitises dans le rayon. Sur sa figure on pouvait lire qu’il venait de perdre une fortune. Le caprice était enrayé. « Parfait. Bon, je vais chercher le pain, c’est tout au bout. Essaie de trouver la charcuterie. » Et Frédéric de disparaître derrière un rayon. Les allées du supermarché étaient désertes. Il ne croisa personne. Ce parfum sécurisant des viennoiseries, qui flottait dans l’air, le guida.
La baguette était encore tiède, sentait extraordinairement bon. Abaissant une seconde ses paupières, il la huma. Son ventre fit un borborygme, se mit à chanter. Un peu de farine et d’eau sur une flamme pouvaient ainsi de temps à autre reproduire un sentiment quasi maternel. Ce miracle de la faim au bord d’être comblée. La journée s’annonçait belle. Et oui, finalement tout allait pour le mieux. D’un bon pas il partit rejoindre son frère. Avec en main une bouteille d’eau, une portion de gouda et la baguette, il inspecta chaque rayon, chaque allée plusieurs fois. Mais rien. Personne. Pas un chat. Il récidiva. Une fois. Deux fois. Trois. A ce jeu, il perdit son sang froid, devint anxieux. Le visage marqué de leur mère de nouveau lui apparut. La défaite ne lui était jamais facile. Il pensa que son frère avait peut-être déjà payé et était sorti l’attendre dans le parc ou sur le parking. Il ne crût pas une traître idée de ce qu’il pensait. Il se dirigea prestement vers les caisses.
« Ce n’est pas lui, là-bas, votre frère ? » L’unique caissière fixait Frédéric. Frédéric fixait son frère, maintenant retourné, et qui pleurait, et la caissière au comble de l’embarras. Dominique se jeta sur lui, les traits tuméfiés par l’angoisse et ses deux poings serrés en avant. Il s’exprima, les dents serrées de rage : « Mais qu’est-ce t’as foutu ? J’le dirai à maman, ça ! » Sanglots, déglutition. « T’es dingue ou quoi ? » Il regarde Frédéric dans le blanc des yeux. « Ouais, t’es dingue ! T’as voulu m’abandonner ! » Frédéric essaya de le convaincre du contraire, affirmant qu’il était simplement allé chercher ce qu’il avait là, pour eux deux, qu’il ne serait jamais parti sans lui, et que lui aurait pu le rejoindre au rayon boulangerie. Il cessa quand son frère se mit à trembler et la caissière à tourner ses jolis yeux au bord des larmes dans une autre direction. Une chaleur lui monta alors le long du cou, jusqu’aux joues. Il ressentait de la colère vis-à-vis de Dominique, et de la honte face à la jeune fille. Cette colère et cette honte se retournèrent. Sa colère lui fit honte, et toutes ces hontes réduisirent sa volonté en cendres. Retranché en lui-même, il paya vite et tira la manche de son frère. Comme ils franchissaient les portes automatiques, un soleil zénithal les aveugla.
Tandis que Dominique engloutissait son second sandwich le dos plaqué au verre de la cabine brûlante, Frédéric, tripotant la bouteille d’eau, était en grande conversation avec leur mère : « … Tu sais, Maman, je crois que je me suis totalement planté. Je me suis surestimé… Tu as raison… C’est vrai, je ne l’avais pas vu depuis longtemps… Huit ans, oui… C’est long… Je sais, oui… C’est ce que je vais faire… Pour lui, je sais pas, mais pour moi quand même un peu… J’ai compris des trucs… Bon, j’ai presque plus de monnaie… On va rentrer en train… Non non, t’inquiète pas, j’les paierai ces putains de prunes… Oui… Mais en récupérant mon fric !… Une autre fois… Ou ils me l’enverront, on trouvera un moyen… Quoi !? Le train !? Il l’a jamais pris !? Bordel, t’as plus qu’à aller mettre un cierge pour nous. Ciao.» Frédéric raccrocha. Une seule pièce retomba, tintinnabulante. Il baissa les yeux sur son frère qui se tournait vers lui, radieux d’avoir entendu qu’ils rentraient.

(Nouvelle publiée dans la revue Cohues - avril 2015 ; republiée dans la revue lorem_ipsum - février 2016)
 
 
PEEPSHOW
 
Il était tôt. Vingt-trois heures. Mais il était déjà couché. Parce qu’il allait mal. Rien ce jour-là n’avait su venir à bout du spleen. Et puis cela faisait des semaines qu’il buvait afin d’oublier toute cette sale histoire, alors il se disait qu’un jour de relâche ne pourrait lui faire que du bien.
C’est évidemment à peine sous les draps que l’interphone buzza. Au début il ne réagit pas, resta allongé les yeux fermés.
Bzzzzz !
Il résistait encore mais ses yeux étaient ouverts et ils observaient maintenant les ombres portées sur les murs. Certains jours il avait peur que plus personne ne passe. Il s’emportait tellement vite. C’était encore à ça qu’il pensait avant que ça sonne.
Bzzzzz !
Il se lève, décroche.
– Salut, mec, c’est moi.
Daniel.
– Margot et moi, il se trouve qu’on a deux énormes cartons de picole, avec toutes sortes de choses à boire, et on se disait que tu pouvais peut-être venir nous donner un coup de main.
C’était pas le jour. Merde. Pourtant il était déjà presque rhabillé.
– Je descends.
 
Au pied de l’immeuble, dans une des rues les plus chères du centre, Daniel cherchait ses clés, ne les trouvant pas, sonna. Pas de réponse.
– Putain, je suis con. Cette merde ne marche pas.
Il recula, titubant, et se mit à gueuler « Margot ! » plusieurs fois. Une fenêtre du dernier étage finit par s’ouvrir en couinant. Le visage d’une jolie blonde de trente ans apparut, un bras potelé leur jeta des clés.
Stéphane appuya sur l’interrupteur, la lumière s’alluma, mais un peu avant le quatrième étage, les ampoules étaient grillées. Et Daniel partait pour le grenier.
– Hé, où tu vas ? Ça serait pas là ?
Daniel redescendit trois marches, son briquet cliqueta. Il dévisagea sa porte, remarqua le tapis, en voyant le regard de son ami ricana. Ils entrèrent.
Passé un petit vestibule ténébreux sur lequel donnaient la salle d’eau et les toilettes, la pièce principale. Un grand lit à baldaquin, blanc, la dominait. Aux deux grandes fenêtres, des rideaux, blancs, se balançaient doucement. Aux pieds des fenêtres une table basse blanche qui penchait légèrement à cause d’un plancher centenaire et un large tapis, également blanc et en pente. Deux fauteuils, un canapé, assortis. Sur le manteau de la cheminée, de marbre sombre lui, une mini-chaîne, une rangée de cd et un cendrier, par le jeu du miroir, étaient doublés. Et sur la table basse, une forêt de bouteilles de bières, et deux ou trois de vin.
Margot, dans une robe à fleurs claire sensuelle, ses grands yeux bleus comme d’habitude cernés mais charmants, accueillit Stéphane avec un large sourire, comme déchiré par le bonheur, et l’embrassa.
– Stéphane ! Ça me fait plaisir que tu sois venu. Avec Daniel on avait vraiment envie de te voir.
Abasourdi par la passion qu’il suscitait soudain, Stéphane ôta son manteau le plus calmement du monde, afin de cacher qu’il était touché par autant d’attention.
– Là, sur le lit, lui dit-elle. Il posa donc son manteau sur le lit.
Ils écoutaient le dernier PJ Harvey. The River passait.
– Allez, allez, assieds-toi. Qu’est-ce que tu prends ? Bière, blanc, rouge, vodka, rhum ?
S’enfonçant dans un des fauteuils :
– Une bière, ça ira.
Daniel, qui jusque-là n’avait toujours pas été recraché par les ténèbres du vestibule, apparut.
– Ouais, ça a pas été facile. Sur le chemin il m’a dit qu’il voulait pas boire ce soir.
Margot examina Stéphane.
– Ça va pas ? T’es un peu déprimé, c’est ça ?
Stéphane lui répondit par un vif sourire. On trinqua. Les yeux pétillant, Margot et Daniel, derrière leurs verres basculés, souriaient à Stéphane. « Ils sont heureux », pensa-t-il. « Quel accueil. »
Et puis ce fut parti. Margot se mit à parler, demanda des conseils à Stéphane à propos d’un polar qu’elle aurait aimé écrire.
– Mais tu comprends, j’ai jamais rien écrit de ma vie. Alors je te refile mes idées, et toi tu n’as plus qu’à mettre tout ça en forme.
– J’ai déjà assez de mal avec les miennes.
– Daniel m’a dit que tu te débrouillais plutôt bien. Et puis si tu veux, on pourrait mettre nos deux noms sur la couverture. Ça ne me pose aucun problème.
– Écoute, Margot, c’est pas que je veux pas t’aider, mais je ne pense pas que je te serais d’une grande utilité. Primo, je n’ai jamais écrit de roman policier ; deuzio, je n’ai jamais écrit de roman ; tertio, je n’ai toujours pas publié un seul truc. Et pour finir, je n’écris rien en ce moment. Je te conseille de prendre une feuille, un stylo et de t’y mettre. Écris quelques lignes, et tu verras.
– Quoi ?
– Ta prédisposition à écrire.
– Écoute, Margot, Stéphane a raison, essaie et tu verras bien. Et sans déconner, tu crois pas qu’il a d’autres chats à fouetter en ce moment ?
Daniel se leva, passa dans la cuisine, ouvrit une autre bouteille de vin.
– Quelqu’un veut du rouge ?
Margot observait Stéphane, un sourire modelant tendrement, quasi maternellement ses lèvres rouges. Au passage de Daniel elle tendit son verre, sans quitter sa proie des yeux.
– Tu sais, Daniel m’a tout raconté.
– Tout raconté quoi ?
– A propos de M.
– Ah. Vous savez, je dis M., mais vous pouvez l’appeler par son prénom.
– Non. Moi, je trouve ça bien, M. Je connais un peu l’histoire. Les moments idylliques, le bel appartement, les rires, les pensées communes, les surprises quotidiennes, l’érotisme débridé, que vous viviez du Nabokov, avec votre différence d’âge et le reste. Bien sûr, elle, elle avait pas douze ans. Vous deviez évidemment beaucoup vous aimer, mais était-elle bien réelle cette passion ? Peut-être que votre imagination en rajoutait un peu, non ? J’espère que tu m’excuses d’être aussi directe.
– Tu sais, Margot, ne crois pas qu’elle et moi soyons dupes de toute cette histoire. Elle aussi se prenait au jeu, et le jeu faisait partie de ce qu’il y avait de mieux dans nos vies. Nous n’étions que deux êtres déçus par leurs familles, qui tenaient ensemble par leurs failles. Nos cœurs abîmés s’emboîtaient bien, c’est tout.
Daniel et Margot s’embrassèrent longuement. Daniel prit le relai.
– Je ne suis pas sûr que vous le saviez à l’époque. Tu dis ça maintenant, mais vous aviez l’air sérieusement barrés dans votre roman. C’était trop. Quand on vous voyait, ça n’avait jamais l’air aussi parfait que quand tu m’en parlais.
– Évidemment. Mais ça c’était valable au début. À la fin j’avais les yeux un peu plus ouverts. Et c’est pour ça que ça s’est cassé la gueule.
– Écoute, je suis une fille, et je ne pense pas que les mecs aient jamais compris ce que tout ça signifiait, et surtout ce qu’on voulait.
Elle pose sa main sur la cuisse de Daniel.
– Mon chéri, tu peux changer de disque ?
Il se lève.
– Apparemment, toi, à la fin, c’était tes livres qui comptaient plus qu’elle. Enfin les livres que tu rêves encore d’écrire. Ce qui embarque une fille dans une histoire pareille, c’est un rêve, mais s’il tarde à se réaliser, alors là : patatras.
– Divine Comedy ?
– Parfait, mon chéri, c’est exactement ce que je voulais.
Au retour de Daniel ils s’embrassèrent à nouveau, longuement, langoureusement. Au point que Stéphane dut détourner la tête. Il vida sa bière, en prit une autre.
– De toute façon je n’ai pas envie de parler de ça, dit-il pour crever leur bulle.
Ils se décollèrent lentement et lui sourirent, attendris.
– Oh, excuse-nous.
– C’est vrai, désolé, mec, on n'est pas cool là-dessus. C’est pour ça que tu déprimais ce soir, et nous on t’en remet une couche.
Rires. Silence.
– Et ta boutique, Margot, ça marche ? Daniel m’a dit que tu te faisais des couilles en or.
Daniel lui montre deux petites corbeilles de fleurs artificielles avec une attitude moqueuse.
– Tiens, regarde donc les conneries que les gens achètent. Mais le pire, c’est qu’elle, elle décore l’appart' avec. Putain, c’est trop laid.
Margot lui expédia un amoureux coup de poing dans l’épaule. Ils se marrèrent, s’embrassèrent, se tripotèrent, nerveusement, brièvement. Stéphane vida d’une traite sa nouvelle bière, ouvrit la suivante.
– Mais vous baisiez encore à la fin ?
– Margot ! Ça va, lâche-le, putain !
– Haha, je sais, je suis un peu indiscrète, hein ? Mais c’est une sacrée histoire.
– Non.
– Non, je ne suis pas indiscrète ?
Elle éclata de rire. Daniel regardait Stéphane avec un tic de dépit figé aux lèvres, et semblant dire : « Excuse-la, elle a tout de même ses défauts ».
– Je voulais dire : Non, ça n’est pas une sacrée histoire, c’est facile, ce genre d’histoire, quand deux personnes au bout du rouleau se rencontrent. Et puis oui, nous baisions encore. À l’occasion. Par contre je ne pourrais ni en préciser la fréquence, ni vous dire à quand remonte la dernière fois. Ça m’attriste assez de savoir qu’on puisse terminer comme ça. J’ai oublié la dernière fois. Un souvenir tombé dans un trou. Tandis que je me souviens mieux de notre commencement que de l’instant vécu il y a une heure.
– Elle était trop jeune pour toi, conclut Margot.
Et valida ses mots d’un regard implacable.
– Tu sais, Stéphane, la première fois que je l’ai vue, tu t’es senti obligé de me dire qu’elle était très mature pour son âge. C’est qu’au fond tu n’y croyais pas trop. Bien que toi tu n’aies pas été si mature que ça non plus.
Margot renversa son verre.
– C’est pas grave, bébé, je vais chercher le sel.
Daniel se rendit à la cuisine, revint avec un énorme cylindre La Baleine, s’agenouilla devant le tapis blanc et le sala abondamment. Les cristaux rosirent aussitôt.
– C’est rien. Laisse tomber, bébé, on verra demain.
Daniel se redressa. Ils s’embrassèrent encore. Ça n’excitait pas Stéphane. Ça l’embarrassait. Il pensa qu’ils lui parlaient de la seule chose dont il ne voulait pas parler, que la bière ne lui était d’aucun secours, sans effet, et que leurs embrassades continuelles l’exaspéraient. Il se mit alors à imaginer qu’ils l’avaient invité pour le faire souffrir. Mais se radoucit en songeant que Daniel serait incapable de pratiquer la torture sur un ami. Daniel et Margot se séparèrent, mais avec une main toutefois laissée sur la cuisse de l’autre. Et Margot reprit, les yeux un peu rougis maintenant, la voix moins limpide, plus empâtée.
– Et les premières crises ? Tu l’as frappée ? Elle t’a frappé ?
Stéphane acheva sa bière, alluma une cigarette, se servit un verre de rouge, en vida la moitié, se leva.
– Écoutez, j’ai vraiment pas envie de parler de ça. Et puisque vous n’arrivez pas à vous retenir, je crois que je vais rentrer. Le prenez pas mal, mais j’ai l’impression que vous vouliez que je vienne pour me soumettre à la question. Je suppose, Margot, que c’est Daniel qui t’a transmis sa passion pour l’Histoire. Je n’aurais pas dû répondre à l’interphone, c’est tout.
Margot s’affole.
– Non, non, non, Stéphane, tu restes ! Je te promets que je ne parlerai plus de ça ! Je m’y intéresse, c’est tout. Ça ne va pas plus loin. Mais je comprends que tu... Enfin, je comprends.
Et ils se lancèrent tous trois dans une conversation sur la musique, les livres. La musique.
Et Daniel se leva pour passer le second album de Suede.
– Tout le monde le trouve à chier, mais nous on l’adore, pas vrai ?
– C’est incompréhensible, Daniel.
En revenant s’asseoir, Daniel renversa son verre à son tour. Il recommença le même cirque que précédemment, mais cette fois en jurant. Margot lui répéta de laisser tomber, de revenir parmi eux, qu’ils régleraient ça le lendemain.
– Oui, mais demain, le tapis sera mort.
Stéphane pensa : « Quelle idée d’aimer le blanc quand on boit du rouge » et sourit en lui-même.
Puis :
– C’est comme ça que ça a commencé, dit-il.
– Quoi ?
Daniel et Margot fixèrent Stéphane, effarés. Ils avaient prononcé ce mot à l’unisson, et avec une curiosité morbide, ils attendaient un verdict.
– Des beaux meubles design sur lesquels je ne voulais aucune tache, un fauteuil côté sur lequel je ne voulais pas qu’on chahute : « C’est du plastique, putain ! Faites gaffe, les mecs ! ». Quand le matériel revient au galop. Nous ne voulions plus boire tel truc parce que ça aurait été mauvais pour le tapis. Elle voulait Björk, je voulais le Velvet. Elle voulait fumer, je voulais boire. Et on gueulait. Je cassais tout. Mais même quand je cassais, j’étais faux, je cassais le « pas cher ». J’aurais pas cassé les chaises parce ces garces étaient signées. Quand on s’injurie et que ça aussi sonne faux, la seule chose qui crie encore pour de bon, c’est celle qu’on n’entend jamais assez : la sonnette d’alarme. Nous ne nous battions jamais, mais quand c’est arrivé, c’est parce que ce que j’avais dit avait été si horrible qu’elle avait voulu se trancher les veines avec une paire de ciseaux. J’ai voulu l’en empêcher. Mais toutes ces années de danse l’avaient musclée. Elle était presque aussi forte que moi. Alors, dans ma panique, je n’ai pas cru avoir d’autre choix que de la frapper pour qu’elle les lâche. Nous nous sommes mis à pleurer. Jamais je n’aurais imaginé être ce genre de type. Et je pleurais parce que je savais qu’on ne pouvait plus faire machine arrière. Je serai ce type-là pour toujours. Et elle serait cette fille-là.
Stéphane finit d’une traite son verre, s’en resservit un, en but la moitié. Il ne sentait toujours pas soûl. Il alluma une cigarette. Margot et Daniel demeuraient silencieux, se regardaient, le regardaient.
– Je croyais que tu voulais plus en parler.
– Je sais pas. Vous avez dû me faire de l’effet.
Se dirigeant précipitamment vers les toilettes, Margot renversa encore un verre.
– Merde, Margot !
Daniel se leva, etc. Stéphane aussi se leva, alla à la fenêtre, jeta un œil à la rue. C’était calme. Il pleuvait. Non. Il avait plu. Pas un chat. Une heure du mat'.
– Je vais y aller, cette fois. Et puis j’ai l’impression d’avoir refroidi la soirée.
Daniel, à genoux, redressa la tête.
– Mais non, je t’assure. Et puis elle voulait te poser des questions à la con, elle a eu des réponses à la con. Enfin, tu vois ce que je veux dire.
– Je vois.
– Et si tu t’en vas, elle va s’en vouloir encore plus. Elle veut que tu la connaisses mieux. Elle veut connaître tous mes meilleurs potes.
– Bon, d’accord. Mais encore un verre ou deux.
– Parfait.
Le sourire de Daniel lui donnait un air de diable. Ses yeux à lui aussi étaient rouges, et sa bouche semblait agrandie par les traces qu’avait laissé le vin à ses commissures. Tachées de lies brunes, tes joues se creusent. Tes crocs luisent. Stéphane le regardait frotter les taches.
– Je comprends pourquoi vous achetez le sel en gros.
– Faut dire que c’est un peu de la connerie d’acheter un tapis blanc quand on se bourre la gueule tous les jours.
Margot revint et décida de changer de disque. Elle mit un truc pourri des années quatre-vingt. La voix de Daniel, venue du sol, émit aussitôt une affreuse plainte.
– Non ! Bordel ! Pas cette merde ! Tu m’as promis que t’en foutrais pas !
Le regardant, elle se marra.
– T’as honte devant ton pote ? Tu dis rien d’habitude.
– Écoute, Daniel, laisse tomber, on est de la même génération, ta copine et moi. Tu sais bien que je suis du genre nostalgique.
– C’est quoi, ces conneries ? Vous vous foutez de ma gueule ?
Il jeta l’éponge sur la table basse.
– J’abandonne !
– Je t’ai dit tout à l’heure de laisser tomber, putain ! Ça sert à rien, il y en aura une autre dans un quart d’heure.
– Pas si on fait gaffe !
– On fera jamais gaffe, on est des putains d’alcoolos. Je t’ai dit qu’on verrait demain.
– Demain ? Demain ? Mais demain tu me feras chier avec tes taches à la con, « Mon tapis ! Mon tapis est tout niqué ! J’adorais ce tapis, et blabla et blabla », alors ton « On verra demain », il me fait bien marrer. Ouais, bien marrer !
Il se redressa, la regarda un instant qui dansait avec son verre à la main. Les dents serrées, il traversa la pièce, éjecta le disque, qu’il remplaça par le Substance de Joy Division. Puis il disparut, une porte quelque part se referma.
Margot s’arrêta de danser, fixa Stéphane, lui lançant une œillade soûle proféra par-dessus son épaule :
– C’est ça, fous-toi au fond du trou ! T’es qu’un connard ! Je paie tout ici ! C’est moi qui bosse, merde ! Le loyer, la bouffe, la picole, tout ! Et ça me pète une crise pour un morceau de zique ?
Et en larmes elle se dirigea vers les wc.
Et Stéphane répéta pour lui-même : « C’est moi qui bosse, merde. Je paie tout. Loyer, bouffe, picole », et il eut dans la seconde envie d’être loin d’ici. « Et dire qu’à cette heure je devrais dormir. » Une épaisseur dans sa poche arrière se rappela à lui. Il y introduisit sa main, machinalement. C’était une page de cahier pliée en quatre. Il allait la déplier, mais il entendit son nom.
C’était la voix de Margot.
– Oui.
Elle était derrière lui. Il se retourna. Elle avait essuyé ses larmes mais elle ne cachait pas qu’elle avait pleuré.
– Stéphane, j’en peux plus. Je sais plus quoi faire. On commence à être malheureux, à se faire du mal. Ce soir, je ne sais pas d’où c’est venu. Ça arrive d’un coup. Pour rien.
Elle se remit à pleurer. Stéphane la serra dans ses bras. Elle chuchota.
– Il est allongé dans les chiottes, il pleure, refuse de me parler, de se lever. J’abandonne. Fais quelque chose. Ramène-le moi.
Stéphane poussa la porte des toilettes. Elle était bloquée. Il appuya sur l’interrupteur. Rien. Cette ampoule-là aussi était grillée.
– Daniel, pousse tes jambes.
Un froissement se fit entendre. Une reptation. Daniel se recroquevillait. Stéphane entra de biais. Ses yeux dissocièrent de la pénombre une forme humaine plus sombre. S’accroupissant, il la prit dans ses bras. La cuvette était au niveau de sa joue.
– Allez, lève-toi. Elle est triste. Elle regrette.
– Elle te l’a dit ?
– Non.
– Alors elle s’en fout.
– Non. Personne.
– Personne quoi ?
– Personne ne s’en fout.
– Laisse tomber, tu ne peux pas comprendre.
Stéphane ne répondit rien.
– C’est pas pareil qu’avec M. Votre histoire, c’est pas la nôtre.
Son ami hésita un peu. Et puis :
– Non. C’est vrai. Tu as raison. Ce n’est pas du tout pareil.
Alors Daniel se releva.
– Laisse-moi une minute. Je vous rejoins.
Tandis qu’il sortait de la salle d’eau, Stéphane conseilla à Daniel de changer l’ampoule.
– Ça serait plus facile pour te retrouver.
Le miroir lui renvoya un pâle sourire.
Dans le salon, Margot était assise, regardait dehors, un verre plein à ras bord à la main. Elle observait un couple affalé dans un canapé de l’autre côté de la rue, et éclairé par intermittence d’une lueur de télé. Sur le sol, à ses pieds, des cristaux de sel, à cause des basses, sautillaient, et certains disparaissaient, éjectés entre les lattes du plancher. Le tapis était moucheté de petites auréoles mauves, des petits tas de sable blancs et brillants s’y dressaient discrètement à différentes endroits.
Le parquet craqua quand Stéphane l’approcha. Margot se retourna, lui sourit. C’était un admirable sourire. Il semblait englober tous les plus puissants sentiments humains. Tristesse, honte, gratitude, inquiétude, paix, espoir. Elle posa son verre prudemment, abandonna son fauteuil et avança vers lui.
– C’était une mauvaise idée. Je crois qu’il vaut mieux que tu rentres.
– Je venais te dire au revoir de toute façon. Il arrive. Oubliez tout ce que j’ai dit.
Margot sourit à nouveau, ses yeux brillaient.
– Oui. T’en fais pas. Tiens, c’était sur la table.
Et l’embrassant, elle lui glissa le feuillet plié dans la main.
Ses yeux brillaient toujours. Ses lèvres étaient presque blanches.
Saisissant la poignée de la porte d’entrée, il se tourna vers la salle d’eau. Son ami était là, les mains posées de chaque côté du lavabo, le visage penché au-dessus. Stéphane ouvrit la porte, la referma, chercha un long moment l’interrupteur à tâtons, avant de se souvenir. Il amorça sa descente dans le noir. Mais au deuxième étage il alluma tout de même et recommença pour la énième fois à lire cette page arrachée à un journal.

(Nouvelle publiée dans la revue lorem_ipsum - avril 2014)
 
 
OÙ SE RENDRE
 
Le téléphone sonne. C’est mon père. Il m’explique, avec une voix qui a du mal à finir les phrases, que ça y est, ils sont dehors. Malgré tout, je suis surpris. Est-ce que je savais que c’était à ce point ? Il y a un silence partagé. Le vieux prend ce qu’il lui reste de courage et demande ce que j’espérais qu’il demande. Je dis oui, raccroche, prends une douche, m’habille, fais trois cents kilomètres en train, et apporte à mon père, en main propre, les clés de l’appartement que m’a légué ma grand-mère.
Au pied du vieil immeuble, sur le trottoir, trois personnes – la femme de mon père nous a rejoints – fixent un instant la pancarte A VENDRE, que l’agence a fixée au garde-corps. Après ça nous entrons, sans un mot.
Cette odeur mêlée de graisse, de chambre à air et d’essence du local à vélos qui monte aux nez, les ténèbres de la cage d’escalier, l’écho de la minuterie quand on l’enclenche, la lumière qu’elle fait jaillir, pauvre, et qui surprend toujours par sa transmutation désespérée d’une obscurité dense en pénombre orange, le ciment glacé des marches, qui fait crisser les semelles, et dont nul ne pourrait dire la nuance de gris exacte puisqu’il n’a jamais connu le jour, tout me revient. Non. Tout remonte d’un lieu en moi, je ne sais pas d’où, comme une petite plaie qui voudrait causer, mais qui n’a pas véritablement grandi et dont on ne comprend pas encore ce qu’elle dit.
Au dernier étage, il y a cette porte d’appartement. La main de mon père y introduit nerveusement une clé. Ouvre.
La dernière fois, mon front n’atteignait qu’à grande peine la serrure. La dernière fois que j’ai franchi ce seuil, il y a quinze ans. Mon père, dans le grand lit à moitié défait de la chambre, on ne le distinguait plus de la nuit. Il ne se réveillait pas. Il dormait dans un calme surnaturel, d’un sommeil de conte, comme mort. Et maman qui me susurrait des injonctions de silence, tandis que nous sortions, et dans la descente, et qui me broyait les doigts dans sa main refroidie par une toilette légère avant l’aube. Nous étions pris dans un charme, un rêve sombre et frais, jalonné ici ou là de paroles brèves, de bruissements.
Mais là je n’y suis pas corps et âme, à tout cela. C’est seulement une partie de mon sang, peut-être celle réservée à cette histoire, et qui ne se mélangerait à rien, qui imprime ces clairs-obscurs à mon esprit, cette resucée de fugue et de messe basse. Je regarde sans acuité, j’écoute étourdi, car tout ce qu’il reste en moi de l’autre sang, du sang quotidien, celui qui abonde, se met à bourdonner d’un coup dans mes tempes quand mon père et sa femme me remercient. Vous n’avez plus à vous en faire, maintenant je suis convenable, c’est le message que je voudrais faire passer dans le regard que je leur rends. Mais suis-je bien en train de le rendre ?
Nous retournons à la voiture, commençons à décharger. Quelques cartons, deux ou trois sacs, une petite table pliante en formica bleue, deux chaises assorties à la table mais marron, un matelas. Etrangement, chaque fois que je croise ma belle-mère dans l’escalier ou la cour, elle semble plus renfrognée. Je suis pourtant enthousiaste. Je décide pour une fois de ne pas m’en soucier. Et puis c’est normal. Où serait sa joie ? Quand nous installons leur matelas, celui que mon père partage avec elle, sa seconde femme, dans la chambre-même où il m’a conçu avec la première. Dans cet appartement que ma grand-mère lui a prêté il y a plus de vingt ans afin qu’il y démarre sa vie de père, et où il retourne aujourd’hui, lessivé, perdu, quatre mois seulement après l’avoir mise en terre. Je fais comme si de rien n’était et achève de les aider.
C’est à la fin du repas que tout se gâte. Ça vient de loin. C’est abrupt. Oui, c’est avant le café que ma belle-mère craque. Les taches de rousseur sur ses pommettes disparaissent sous la colère. C’est parti. Elle m’insulte. Au début, sans raison. Mais ça change ensuite. Se précise. Elle dit que je jouis de la situation, que je prends mon pied à les réduire à de la merde, avec mon air mignonnet, et qu’on sait bien d’où il vient ! Alors je jure. Et commence à sortir d’atroces vérités que je m’étais promis de taire. Nous aboyons des mots comme “héritage”, “maladie”, “mort”, et une formule tombe : Qui a fait souffrir le plus perd le plus. Je ne voulais pas cet appartement. Je le trouve maudit. Eux pensent que c’est une chance. Ils me jalousent. Alors moi je dis que j’ai raison. Soudain mon père hurle :
— Dehors !
Avant de claquer la porte, j’ai le temps d’entendre les derniers mots qu’une voix impitoyable adresse à mon père.
— Alors ? J’avais pas raison ?
Dans la rue, la fraîcheur de l’air après la pluie fouette mon visage, le réoxygène et me calme. Mon cœur est encore congestionné, mais la marche me détend. Je fais le tour du quartier. Le quartier qui m’a vu naître et marcher pour la première fois. Peu de choses ont changé, mais qu’est-il arrivé au Grand Hôtel ? Un film y a été tourné quelques années auparavant. Ça, je le sais. L’actrice principale est devenue princesse depuis. Ni le film ni la princesse n’ont a priori sauvé l’hôtel. Il est aujourd’hui muré. Le bar de la mère Toussaint n’est plus. Mes premières peurs volontaires. Des bonbons volés pendant qu’elle cancanait en servant les poivrots du vieux port et des chantiers. C’est aujourd’hui une galerie d’art gothique de seconde zone. Dans la vitrine, les portraits, d’une exécution rudimentaire, sont sordides. Pour le reste, il me semble que je pourrais en reconnaître chaque centimètre carré. C’est un quartier indéfiniment plein d’une tristesse désincarnée. Encore aujourd’hui. Les chats, les chiens qui passent ont un air maussade. Aucun banc n’encourage à s’y asseoir. S’il n’y avait le vent brutal et les odeurs de soja et de vieux ponts, on ne sentirait en soi rien d’autre qu’un désir d’être à nouveau au sec et au chaud. La chance n’est visible nulle part. Aucun signe ne la révèle. Pas de belles voitures, pas de façades fleuries, nulle jolie femme, aucune musique.
Je regarde en moi les tableaux qu’y accrochent les rues, les façades, les quais. Les gémissements d’ivrognes, comme tombés du ciel, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. La vaisselle brisée répandue sur le trottoir avec ses restes qui craquent sous les roues d’un landau, balayés plus tard par l’increvable vieille du numéro 12. Une femme jurant et pleurant à la fois dans l’encadrement d’une fenêtre. Le Neurasthénique, anormalement grand dans des vêtements trop justes, qui fait son tour, tête baissée, toujours à l’heure du goûter, sorte d’Homme qui marche de chair et d’os. La colonie des enfants trisomiques, une fois la semaine en bas de chez nous : ils baillent tous aux corneilles devant un cuirassé français d’un gris parfaitement uniforme ou un cargo panaméen et ses larmes de rouille séchées sous les hublots. Les jeunes familles et les vieillards dînant l’été la persienne levée, solitaires et discrets dans le cliquetis des couverts, les uns priant pour partir, les autres pour rester.
Je marche et tourne dans le quartier, et quand je finis mon second tour j’ai pardonné à la femme de mon père. La perte d’un enfant, la dépression, le chômage, l’expulsion de sa propre maison. Et maintenant : le retour à la case départ de son mari. Etre sauvé par son fils, son fils à lui, enfant grandi que l’on n’a cessé toutes ces années de blesser sans vraiment le vouloir. Et maintenant se dire qu’il va falloir simplement dormir là où l’homme qu’on aime, encore, faisait l’amour à sa première femme, faire sa toilette dans la pièce où elle se lavait après. Et voir cet homme désespérer d’avoir dû renoncer à son orgueil parce qu’ils étaient trop vieux pour la rue. Et si agressif parce qu’il ne pouvait remercier davantage son fils sans offenser son épouse.
Je suis là, dehors, une petite pluie se met à tomber tandis que je me demande qui de cet endroit ou de sa population est à l’image de l’autre. Un mot se coince en travers de ma gorge. Le mot implacable. Allez. Je remonte la rue. Sept lettres grandissent à mon approche. A, V, E, N, D, R, E. La main sur la poignée du portail, relevant une dernière fois la tête, je remarque que le grain, s’intensifiant, commence à estomper le A.

(Nouvelle publiée dans la revue Rue Saint Ambroise - avril 2012)