Jars

Lucio Fontana, Concetto spaziale (Attesa), 1960


























La berge boueuse colle
et le drapé bistre d'une bâche
languit sous l’eau comme
une chrysalide d’Ophelia.
Sur l’étang le jars, lui,
s'entraîne au printemps.

Il chasse l’autre prétendant,
houspille l’oie, la force
à l’exil, l’accompagne,
il cacarde, elle criaille.
Le second s’éloigne, lève les ailes,
répète avec une seconde sa parade.

Dans trois semaines je célébrerai
le premier anniversaire de la
perte officielle de mon estime de moi.
… Je quitte les jars, les oies.

Je reprends ma route,
mon tour de l’étang, et
ce tour aujourd’hui est un zéro
serti d’un pointillé de petites
flaques : miroirs grège
dont le cadre est à chaque fois
cette boue-glu des berges.

Petit-déjeuner de mort

David Hockney, A Lawn Being Sprinkled, 1967

























Je peux pas
regarder je peux
juste filmer

dit-elle avec
au bout du bras
des images qui

tremblent. La
vidéo du camion
qui fonce sur

la foule. Ou la
vidéo des conséquences
du camion qui

fonce sur la
foule. Au petit
bonheur la chance.

Les uns sont pris,
emportés. Les
autres ont déjà

une idée de l'exclusivité.
« Objets du
massacre du

14 juillet, prix
à débattre. »
Je regarde.

Tout.
Homme somme
toute ordinaire

à son matin.
Son petit-déjeuner
de mort.

Parque

Nicolas de Staël, Les Indes galantes II, 1953































Dans le jardin
on a emballé le
jeune arbre gélif

dans un film
plastique blanc.
Avec ses deux branches

et sa cime
qui s’échappent
côté ciel

de sa toge
synthétique diaphane,
il ressemble à

une pleureuse
antique ou une
Parque. (Oui,

mais laquelle ?)
Plus loin un mocassin
de femme gît, 

abandonné
dans un mètre
carré de terre.

Rothko

Mark Rothko, Light, Earth And Blue, 1954



























Je n’ai pas
vu des toiles
mais des tupperwares

de lumière,
et notre ciel
gris après lui

irradie.
Comme l’œuf
qui se terre

au fond
de ses blancs
le soleil

sous quoi
nous rentrons
vit, vibre

de l’envers
de la nacre
d’un nuage

à l’envers de
l’œil : oui là,
juste au dos de l’œil.

in United Poems of America

Une peinture phasmatique

Eugène Leroy, Vénus jaune, 1992




















Les colorations de la chair y sont si décomposées qu'elles se terrent dans les mille tons du lichen, du humus d'une feuillée chue. Pourtant Eugène Leroy est un peintre dont les toiles s'éclairent. Elles s'allument à leurs ocres et ors, que constellent l'atomisation et interpénétration du cadre et des figures qui y respirent comme des bêtes enfouies. Chaque touche est un trou de souffle (c'est ainsi que Jim Harrison nomme ces voies forées à travers la neige par la respiration de l'ours hivernant). Un trou de souffle, oui, mais térébré dans une saison bâtarde, hybride  et continûment reconduite  à cheval sur le printemps et l'automne : les deux saisons où les couleurs avec frénésie forniquent. La créature est ici toujours fondue dans la divinité de son cadre  qu'il soit une chambre, un fourré  dans le même temps que cette divinité, naturelle et qui la met au monde, abonde dans sa créature. La peinture d'Eugène Leroy est une lave jamais éteinte  donc jamais cendre  et qui enchâsse le corps dans son cadre avec l'immuabilité à l'affût du phasme.

in Salle d’attente

Eau noire

Pierre Soulages, Outrenoir II, 1986

                        
                                  Caveau de famille Louis Olivier

Je me penche : voilà mon reflet
sur le marbre consanguin : face
vague sous la surface d'une eau
noire et dure et qui ne lave rien.

L'Artimon

Georges Seurat, Le Dîneur, vers1883-1884



L’Artimon.
C’est le dernier mât d’un bâtiment.
La dernière voile visible à l’œil nu
pour qui est resté à quai.

C’est aussi le nom du bâtiment
qu’a secoué notre dernière tempête.

L’immeuble, immobile.

Je me tourne vers le port.

Les petites barques, pinnules
à moteur piquées par la proue
dans les rachis des pontons.

Je remarque l’aigrette, elle me fixe.

Je ne la questionne pas.
Pourtant soudain elle fuit, s’envole,

se pose plus loin dans la boue
et l’ombre noires sous le pont :

paraphe blanc sur le crêpe,
le négatif de notre histoire.

Pollen

Georges Seurat, Étude pour La Baignade à Asnières, 1884






















Un pollen a bruni
les vitres du train.

Il renaît,
le vieux paysage.

Je le regarde
qui défile en sépia.

Avant la gare,
quatre secondes
vivement,

un petit bois mitraillé
de soleil,
zootrope,

projette le galop statique
de vingt pins.

Tout.
Tout oui.
Tout sait,

chaque chose
sait où je vais.

Au dernier lieu
connu du père.

Relever les fleurs

Georges Seurat, L'Enfant blanc, 1884






























C’est une seule fois l’an,
à la Toussaint.

Je pousse la grille,
j’entre, les cherche.

Les vois
et je sais.

Quand le matin glacial 
a gommé les masques

et la nuit, ce veglione
où l’enfant exprès est exsangue,

la mort se colore
sous l’hellébore,
le chrysanthème.

Les marguerites.

Elles m’informent.

La tempête
les a jetées
sur le gravier entre

l’acacia
blanc et
le granit.

Je relève
ses fleurs,

les pose
sur ta petite

tombe.

Une fois par an une réponse est
posée là pour nous sur la pierre.

« Il vit encore. »

Perfection

Wim Wenders, Les Ailes du désir, 1987





















Les morts ouvrent les yeux des vivants.
Fernando de Rojas

J’ai trouvé un crâne de pigeon sur le bord de mer,
Tous les os d’un blanc pur et secs, couverts de calcaire,
Mais parfaits,
Sans une fêlure, sans un défaut.

À l’arrière, sortant du bec,
Deux bosses jumelles comme de fines bulles d’os,
Presque transparentes, où était le cerveau
Qui réglait la position des ailes.

in Un enterrement dans l'île, Hugh MacDiarmid

Cèdre rouge

Roland Topor, La Balance, 1973





















Je n’ai pas voulu jouer le jeu alors j'ai quand même perdu,
c'est un bon résumé. L’enfant debout sur les cervicales du
dragon de cèdre rouge le crie à l’autre enfant, qui comme
un organe est pendu entre les côtes dans le thorax de la bête :

« On peut lui toucher la tête mais pas lui toucher le cœur. »

Je suis un escabeau, un marchepied. Ou un de ces drôles
de petits tremplins grinçant vers quoi gauche dans le compte
de nos pas nous courions à l’abri du vieux gymnase. Être
piétiné, oui mais par vous, pour votre essor, votre « bond ».

                                                               (pour Adèle et Léonore)

Poèmes 100 titres

Léonore Bernard, Triptyque, 2023



On se met à rêver d'un écrivain pur qui n'écrirait pas.
Roland Barthes


Au cœur du monde
Là où les eaux se mêlent
La tristesse est inhabitable
Là où les eaux se mêlent
L’homme qui penche
Demande à la poussière
Où vivre, sinon ?

*

À rebours
De la brièveté de la vie
Je prends racine
Sur moi-même
Ainsi mentent les hommes

*

Journal
Journal
Journal
Tais-toi, je t’en prie


Au départ un jeu. Au final des poèmes que j'aime et valide. Et que j'aurai écrits sans écrire.
Par ordre d'apparition : Blaise Cendrars, Raymond Carver, Peter Huchel, Thierry Metz, John Fante, Philip Larkin, Joris-Karl Huysmans, Sénèque, Claire Castillon, Su Dongpo, Kressmann Taylor, Anaïs Nin, Jules Renard.

Les pins π

Joan Mitchell, Girolata Triptych, 1963




















Ils jaillissent
côte à côte,
leurs troncs

parallèles. Là-haut
leurs branches
s'embranchent

comme on dirait
des bras s'embrassent.

Nos pins sont
des intimes saouls
qui se parlent

front à front,
et qui se parlant

front à front
font un symbole.

Un nombre π
en bois et sève,
mais qui ne mesure

pas bien
l’étendue de
ce qui nous cerne.

Une lettre π
de résine et d’aiguilles,
et qui est

tout ce qu'il y a
de lisible

dans cet alphabet abscons
de la ville.

Les météores

Philippe Cognée, Chaise blanche dans l'atelier, 2021


L’habituelle pluie dégueulasse octobrale.
L’humeur aqueuse. Comme de la maison

du diable le sang, le pisse-gris suinte par
tous les phalanstères de la ville. Rimmel

pauvre, trop dilué, il coule et ridule la face 
hippocratique des faubourgs reconstruits.

Et nous voilà dans ce ciel qui est une gaze
sale, compacte où l’impénétrable éteint

les ocres, les ors, mouche toute la lumière
des mèches de l’octobre roux. Où y vivre,

« en être », c’est s’asphyxier à cette gaze
à la cuisse ou à l’aine d'un dieu amputé.

Les arbres botticelliens

Sandro Botticelli / Filippino Lippi, Vashti répudiée, vers 1475




























L’alphabet des
arbres

s’estompe sous le
chant des feuilles

les barres
obliques des lettres

déliées qui énonçaient
l’hiver

et le froid
ont allumé

un
vert aigu

au contact de la pluie du soleil
les lois simples

et strictes des
branches droites

s’altèrent
à ces prières

de couleur épinglées, dévotes
conditions

les sourires de l’amour

...

jusqu’à ce que la phrase
seule

ondoie comme sous la soie
la jambe d’une femme 

et qu’émerge du mystère, 
ardemment désiré

l’amour autoritaire
dans l’été 
 
Dans l’été la chanson
se chante elle-même

par-delà les mots sourds 


William Carlos Williams (trad. mézigue)

Mises à jour du livre de bord de l'affût

Gerhard Richter, Toilet Paper, 1965



L’écriture, c’est du venin qui guérit du venin. La main qui nous garrotte. Le petit miracle qui ponctionne le souffle en retenant la vie.  Avec beaucoup d’autres personnes qui écrivent je partage l’espoir, dans cet exercice, de me défaire d'une certaine « ordure ». Car oui, il arrive que ce soit le contact prolongé d’avec quelque chose de profondément sale qui pousse à écrire. C’est alors une tentative de faire cracher la lumière à cette chose sale et intime comme un pétrole. Chose sombre, enfouie, nauséabonde, mais qui détournée par l’intelligence, raffinée par l’esprit, peut produire quelque lumière, quelque chaleur, au moins parfois l’énergie du moment.  Il y a cet évident rapport au feu en ce qui me concerne. Un feu de réconfort, purificateur. D’un usage qui va de la flamme au tison. J’y forge autant que j’incinère. Dans mes périodes de complète auto-combustion par contre je cesse totalement d’écrire. Ma propre cendre ne tient sensiblement sur aucune page. Et dans celles où le feu est joyeusement absent, par bonheur je ne produis rien.

*

L'écriture se positionne dans ma journée naturellement. Elle n’est pas quelque chose que j’organise. C’est comme mâcher ou se gratter, c’est un geste qui me vient et dont je note seulement  à demi-surpris quand il commence et un peu hébété quand il finit  qu’il a été effectué. Le passage de l’aliment dans la gorge ou la séparation momentanée d’avec ce qui me démange, c’est ça qui rend compte du mouvement, qui témoigne qu’un instant le filtre d’une certaine idée de la poésie m’est passé sur l’organe indiscernable qu’il déclenche.

*

Maintenant une bonne journée est une journée, non sans écriture, mais sans le désir d’écrire. Ou bien un jour assagi à des mots d’ascète, des mots d’oiseau, de fleur, de neige. Sans hommes.

*

Le grand projet intérieur serait certainement d’écrire un poème inépuisable, réversible, extensible qui contiendrait tout sans le paraître. Un cri articulé qui viendrait de si loin en soi qu’il serait la première voix que nous contenons tous. Une voix de singe, de poisson ou de métazoaire.

*

La poésie est une semaison par l’art et qui germe dans la vie. Écrire de la poésie prépare à un état, enseigne l’acuité, le bond dans tout être, le retrait, à réduire sa présence en un point qui se place partout, prend à ce qui l’entoure  mais rend comme une graine.

*

C’est l’unique rituel que je m’octroie : être à l’affût. Je me pose quelque part et je me dis : « Allez, regarde, écoute et sens. Rien d’autre et tout à la fois. » Et écrire, le plupart du temps, ne consiste qu’à mettre à jour le livre de bord de cet affût. 

*

Je crois, et ce quasi invariablement, que la poésie n’est pas simplement « parler ». Des poèmes doivent être écrits. Qu’ils soient lus, estimés ou compris est subsidiaire. Qu’ils existent dans toute leur multiplicité est tout ce qui compte. Ils sont là comme l’eau ou l’air. Ils attendent que la nécessité les détecte.


in Salle d'attente

Le petit cimetière des sœurs de Saint Cyr

Nicolas de Staël, Selinunte, 1954





















                                    
Deux fois dix-neuf tombes,
deux fois dix-neuf modestes tombes

bordent un carré de haies parfait
taillé à hauteur de cœur.

Deux fois dix-neuf corps de sœurs,
deux fois dix-neuf chastes corps

anéantis entre 1945 et 1966.

Et trente-huit fois est gravé
pour moitié de leur nom le tien.

Marie-Quelque chose, Marie-Machin.

Et trente-huit fois buriné au-dessous dans la pierre :

REQUIESCAT IN PACE
REQUIESCAT IN PACE
REQUIESCAT IN PACE

Seul dans le petit cimetière des sœurs de Saint Cyr
je prie nos deux cœurs d’obéir.

                                                (For M.  with Love and Squalor)

Grand blanc

M. C. Escher, Mer phosphorescente, 1933





























Des gouffres intimes la vérité,
grand blanc, remonte jusqu’à toi,
sa tête aiguë, éclosion de l’abîme.

Et tu la regardes en face, tu oses.
Elle est opaque, impersonnelle,
à sang froid, pourvue d’aucun

sentiment. Tête de requin. Et d’elle
la première et dernière chose qui entre en toi,
car tu ne fuis pas, c’est la morsure.

Sa dent te disloque. Mais tu renais

et plus te ressembles dans ces morceaux
où tu souffres, dans cette souffrance
qui est cette colle qui te rassemble.

La préparation du fugu

Giuseppe Arcimboldo, L'Eau, 1566



























Sur la photo la chair translucide morcelée (et désamorcée)
forme une rosace, déploie sa grande fleur de lotus sur la céramique
noire, et je pense : « Voilà ma chance. Voilà une technique. »

Un genre de chirurgie pour poisson aura finalement
décidé du modus operandi. Et me voilà, une paume
sur la page ; la main non experte qui s’apprête.

Il faut, disent-ils, « découper le poisson encore vivant ».
Ça tombe bien, car en cet instant je suis encore vivant.

Même si personne, en dehors de moi, dans mes plis
ne m’a jamais véritablement goûté. Quelque chose. Une peur.

Cette poche de je ne sais quoi qui brûle ce qu’elle touche.

Donc j’essaie d’apprendre cet art de la séparation
dès le viscère du poison de la nacre des chairs.

(Oui, c’est bien ma propre nature que j’ai reconnue dans le fugu.)

Je me prépare. Je tranche. Dans le vif et le moins vif,
et le mort. Je taille. Suis les instructions. D’autres

ont pour eux la biographie du saumon qui de retour
après un long et saumâtre voyage d’instinct comme unique instant
meurt d’avoir engendré au lieu qui l’a vu naître. Mais moi non.

Moi j’ai cette page faite sur un métier de bouche. Journal vieux, linceul
où se jettent l’abat, l’humeur d’un poisson venimeux.

Mouvement par la faim

Georg Baselitz, Dystopian Couple, 2015






















                                                                                                    Quand j’ôte le bouchon, l’odeur d’encre fraîche
                                                                                                    descend dans mon ventre affamé
                                                                                                    et me rend triste
                                                                                                                                                                Takuboku


« J’aurais aimé pouvoir manger à sa place et que ce soit elle qui reçoive la nourriture » nous confie Richard Brautigan dans son Journal japonais à propos de son amie Kazuko hospitalisée. Il ne serait pas si fantaisiste d’imaginer que c’est un sentiment similaire qui a poussé Dominique Boudou à rédiger ce déroutant journal de bord de ses visites à sa compagne très affaiblie par un carême destructeur. Journal-poème à vif et frugal. Reflet peut-être là du régime que s’impose la femme du notateur-spectateur impuissant. Et par cette économie du langage, instinctivement l’ego aussi est mis à la diète. Celle-ci propice. Pour laisser temps et espace où écouter et entendre ce si peu que dit l’autre  dans la singularité d’un geste, un simple regard, un mot gracile.*

Et ce qui dicte ici à la main est un amour attentif, l’amant courbé sur la femme. Mais sans rompre, car il faut pouvoir tenir. Pour porter. Et se courbant l’amant se creuse : paume, vasque où l’aimée pourra, qui sait, se ressaisir, ou ressaisir le reflet de sa propre image absentée, détruite. Ce désir de transfuser à bas bruit sa volonté en elle. Geste avéré de l’amour. De l’amour qui parfois vaut conjuration.

Et c’est, de temps en temps, une des raisons pourquoi le poète ose la parole. Comme ici. Afin de parler « pour ». Pas « à destination de » mais « à la place de ». Deleuze dit ça. Celui qui ne peut pas ou ne peut plus émettre de parole, de par sa condition ou les circonstances, trouve alors quelque fois dans une autre voix son émetteur.

Seulement ce livre-ci, ce livre tendu  tellement volontaire , c’est davantage. Battre le corps est moins un livre de poèmes qu’un test du miroir.

Et d’un insigne tact.

Mais avec un miroir brisé. Fait d’une mosaïque de tessons de langage. Tessons laissés là sur le chemin qui va de l’amant déconcerté à la femme chérie, et retour. Et c’est un chemin dur. Pour qui le terrasse ou qui le parcourt. Les tessons coupent et ce sont des flashs sévères, cuisants ou glacés, qui par à-coups éclairent. L’auteur d’abord. Puis le lecteur. L’un l’autre y « paissent des débris de miroirs ».

Cinq ou six vers tombés par hasard sous mes yeux auront suffi à imprimer en moi un grand désir de me procurer ce livre. Dès les premiers mots on est saisi. Ses pages produisent un effet équivalent à celui qui est rapporté par l’auteur lui-même dans un précédent ouvrage (Quand ta mère te tue), où il liait déjà l’image de la faim à la froideur du pire de l’hôpital :

J’ouvre la porte du frigo et sa lumière de morgue me saute dessus.

Dominique Boudou, dans un répertoire proche de ceux d’un Giovannoni, d’un Rahmy, d’un Metz ou d’un Takuboku (dans ce qu’ils auront signalé de plus urgent et tripal) mais à la tessiture bien personnelle, comme eux met en flacon un cri sobre. Et comme on parle d’écriture blanche : un cri blanc.

Mais ici ce blanc est d’un blanc « cassé ». De celui des draps usés  lavés et relavés en famille  et du linge de table austère reçu en hoirie : legs empesé de mots durs et de silences calcifiés. Empesé de toute l’histoire de l’être cher pudiquement encodée.

Aussi le corps qui se détruit est la biographie qui s’écrit. Chaque bouchée refusée est un oui à la question du mal.

Dans son saisissant Mouvement par la fin Philippe Rahmy donne peut-être une clé à cet engrenage funeste :

J’aime le mal pour ce qu’il m’ôte d’irréalité. Le mal est toujours vrai, la régularité avec laquelle il frappe disperse l’incertitude de vivre. 

La souffrance donne un autre corps. Remplace dans le corps ce qui s’en absentant la génère.

Le balancier d’un régime naturel n’en équilibre plus les fonctions. Un chaos lent s’est installé. Le passé a creusé, a prélevé, a taillé. Le corps est anguleux. Et les angles du corps accrochent les souvenirs qui en sont les géomètres : ces « mains lourdes » qui les ont formés  avec leur calcul mauvais, la nuisibilité de leur dessein qui s’inscrivent au charbon sur la transparence de la peau. 

Les mots sont maigres
et la page très blanche.

C’est le corps et
la peau de l’aimée

via les yeux de l’amant.
Via son regard aigu

sur quoi
se tend son poème.**

Chaque poème ici est une esquisse de l’aimée, mais qui suffit : davantage en blesserait le portrait. Et chaque esquisse, sur vélin très fin, se superpose à la précédente. Et à la fin « remonte » la chair, le visage. Corps et visage dont la « reprise » est attendue sous cette serre du livre. Et dans les interstices des silences la lumière qui prend tout, où tout « prend », dans cette attente est prière.

Le mot faim, omniprésent, lui aussi est prière. Mais une à nul père, à nulle mère. Une prière à l’appétit du gouffre en soi. A son éveil. 

Battre le corps est un journal de bord. Oui. De bord du gouffre. Du gouffre de l’autre. Du gouffre entre soi et l’autre. L’autre qui entre toujours un peu en nous à mesure qu’on y a un peu pénétré.

L’autre en nous, air de gouffre, petite musique. Petite musique de sons de machines médicales et des pulsations d’un cœur qui bat au rythme d’un autre. Petite musique concrète d’amour malade.

Et les heures s’y égrènent dans une autre temporalité. Les « boudins » de la pendule montent, descendent au rythme des soins et de la relève. Mais il y a une fenêtre. Toujours au moins une fenêtre, seul théâtre où se joue une réalité qui semble désormais factice.

Ce matin, j’ai essayé de chercher dans le ciel voilé des aquarelles de Turner ou de Constable. Il y en avait parfois.

C’est ce que note Hervé Guibert dans son Journal d’hospitalisation.

Dominique Boudou, lui, voit même dans l’oiseau venu un peu au carreau un reflet volatile de l’aimée :

Tu lui parles de l’oiseau
Et c’est lui qui sourit sur ton visage

Un appétit d’oiseau... Alors juste un oiseau, un bout de ciel :

Un ciel trop vaste
Et tu trembles

Ce poème pluriel n’a pas une nécessité. Il est au-delà de la nécessité. Il est l’évidence. Il est amour. Amour de l’autre prescrit en complément chez l’autre de la perte (ou de l’absence) de l’amour de soi. Greffe de tendresse prodiguée au corps émacié qui dilapide la pudeur de sa chair.

Dominique Boudou est le scribe d’une souffrance tue, d’un cri disparu avec la faim.

Au cours de ma lecture d’autres voix ont posé un menton discret sur mon épaule. Par exemple celle de Sumitaku Kenshin, poète qui n’aura pas non plus été sans acuité face à la maladie (ici la sienne) et dans ce registre du paysage clinique :

Ôtant la coquille              Mon visage déformé       Suspendu dans la nuit 
de l’œuf dur                 je le puise                        la poche de perfusion 
mes doigts de malade       dans la cuvette                 la lune blanche

Les livres de ces auteurs  Kenshin, Rahmy, Boudou, Metz…  ont en commun de donner le sentiment d’avoir été davantage expirés qu’écrits. Ce n’est plus l’eau qui goutte dans la clepsydre, c’est le souffle. Encore que souffle macéré, oui, peut-être. Cependant souffle lavé, tendu, et séché au blanc de la page.

Un aveu consterné conclut parfois la note-poème devant tous les stratagèmes, inconscients ou non, employés par l’aimée pour ne pas « prendre » le fruit en elle. Comme évoquer en larmes des peines similaires à la sienne ; l’intrusion du rire ; le récit d’un mauvais rêve.

Et nous saisit, nous travaille au corps, running gag déchirant  qui en dit long  le feuilleton, le roman noir d’une pomme, dont on suit toutes les stations, de son entrée en scène jusqu’à sa complète oxydation. 

On connaît les leçons de ténèbres. Ces pages-ci sont des leçons de lumière d’hôpital. Il ne fait aucun doute que leur auteur  tel un Celan, tel un Chalamov  aurait beaucoup sacrifié pour ne jamais voir cette occasion de les produire.

Cependant elles sont là, elles existent. Et dix ans après ce livre tient. Tout y tient. Il est des mots en retrait si bien ajustés, des bégaiements du cœur (paradoxalement fixés avec une diaphane acuité) si honnêtement établis qu’ils en démodent les modes.

Tout est beau ici. Tout est beau parce que tout y est dosé et parce que tout y est un besoin, une soif. Une faim. On ne devrait pas dire beau, on ne devrait pas dire faim. Mais on le dit, parce que si la maladie n’est jamais belle, la souffrance de celui qui assiste à la souffrance et tente de les dire, les deux, la sienne et l’autre, cela est toujours beau. C’est un geste dont on ne doute pas qu’il est vain. Qu’il essaie, ce geste, de combler un vide. Dans Battre le corps ce vide est la faim. La faim de comprendre. La faim de voir tout cela finir. La faim de la faim de l’autre.

*

* J’écris tout cela des années après la sortie de ce livre. Parce que ce livre reste dans un coin de ma tête. Parce que je crois que ce livre mériterait un retour sur le devant de la scène. Même si son auteur ne le souhaite peut-être pas. Dominique Boudou a mis les mains dans le cambouis  cet atroce « cambouis blanc »  pour l’écrire. Peut-être n’a-t-il pas envie de réveiller ce « cambouis ».

** Qu’on me pardonne ce poème qui m’est venu.

[Note de lecture publiée sur le site de la revue Terre à ciel en juillet 2023.]